« Entretien au journal le monde sur les vidéos de Sainte-Soline »
Par Sebastian Roché, membre de « l’Observatoire de la sûreté »
Journal le monde du 7 novembre 2025
« Quand une doctrine de maintien de l’ordre a pour pivot l’usage des armes , elle produit forcément des violences systémiques »
Après la diffusion par « Libération « et « Médiapart » d’images mettant en cause le comportement des gendarmes lors d’une manifestation contre les mégabassines en 2023 , le politiste Sebastian Roché , dans un entretien au « Monde », que la recherche des responsabilités ne peut se limiter aux agents tireurs: elle doit concerner toute une chaîne de commandement.
« Que vous inspirent les vidéos enregistrées par les caméras-piétons des gendarmes mobiles, lors de la manifestation contre la mégabassine de Saint-Soline »
Les vidéos publiées par libération et Médiapart viennent confirmer ce que les images existantes et les rapports des observateurs indépendants avaient déjà souligné: le niveau des violences policières par l’usage, hors cadre éthique et hors cadre-légal, des armes à feu dites « à létalité réduite »- les lanceurs de balles de défense (LBD) ou grenades lacrymogènes ainsi que les grenades de désencerclement – constitue aujourd’hui un problème de premier ordre .
Lire aussi : Sainte-Soline: Laurent Nunez demande une enquête administrative après la publication de vidéos mettant en cause des gendarmes .
Ce que nous disent ces images, c’est que le contrôle des gendarmes n ‘est pas réalisé de manière satisfaisante par la hiérarchie sur place . Comment justifier que des professionnels armés qui ont été recruté et entrainés pour opérer dans un cadre légal précis se félicitent de mutiler des manifestants ? Comment comprendre que les responsables du groupe de gendarmes les laisses faire , voire les encouragent, à faire un usage des LBD ou de lanceurs de grenades en préconisant des »tirs tendus »
Ces agents qui tirent sur des citoyens en colère ne représentant aucune menace pour la République ne sont pas isolés: ils sont en groupe et ils travaillent avec le soutien de leur encadrement. C’est d’ailleurs sous l’autorité du colonel qui dirige les opérations sur place que des unités sur quads ont été envoyés dans la mêlée: ils tirent au LBD et lanceur de grenades sur une foule en mouvement . C’est une situation accablante, à peine croyable.
Comment expliquer que ces images , qui étaient à la disposition de la gendarmerie puisqu’elles ont été prises par les caméras-piétons des agents, n’aient pas conduit, jusqu’ici, à l’ouverture d’une enquête ?
L’inspection générale de la gendarmerie nationale ( IGGN) ne remplit malheureusement pas son rôle. Le porte parole de la gendarmerie affirme qu’elle a transmis les vidéos aux autorités judiciaires , mais les comportements problématiques ont-ils été signalés ?
L’explication de ce silence est très simple: les responsables de la gendarmerie ne voient pas le problème , comme l’IGGN ne le voyait pas non plus dans le rapport interne qu’elle a rendu le 4 avril 2023 au directeur général . Dans ce document, elle justifie toutes les pratiques de tirs au motif de la « légitime défense »: » A la manière des investigations réalisées , affirme le rapport, il apparait que les images diffusées sur les réseaux sociaux montrant de manière fugace un tir de LBD réalisé par un militaire du PM2 (peloton motorisé d’interception et d’interpellation) sur un quad en mouvement doivent être impérativement recontextualisées, car les gendarmes mobiles « étaient attaqués sur tous les fronts », selon le commandant des opérations – celui là même qui parle du « succès tactique de l’opération »
L’IGGN n ‘a pas l’obligation procédurale de mettre en œuvre le « contradictoire », c’est à dire l’écoute des victimes ou des témoins des tirs . et c’est ainsi qu’elle conclus à la parfaite légalité du comportement des gendarmes engagés à Sainte-Soline sur la base des déclarations… gendarmes!. L’absence d’indépendance du contrôle interne de la gendarmerie pose aujourd’hui un véritable problème : les inspections répondent au directeur générale , qui répond lui-même au ministre. Depuis 2020 , la transparence de la gendarmerie est en outre en net recul : le rapport d’activité 2024 de l’IGGN ne mentionne même plus le nombre de tirs de balles, ni le nombre de munitions pour le LBD et les grenades , par exemple .
Que faut-il faire pour mettre un terme à ces dérives ?
La recherche des responsabilités doit être complète: elle ne peut se limiter aux agents tireurs, il faut se demander qui a donné les ordres .Les magistrats peuvent statuer sur l’éventuelle faute pénale individuelle des gendarmes , mais le rôle n ‘est pas d’analyser les système et les organisations dans leur ensemble. En matière de maintien de l’ordre , l’activité la plus militaire de la police , la source des sources , c’est le sommet. Si l’on veut savoir ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline, il faut donc questionner le cabinet du ministre qui était aux commandes, Gérald Darmanin , mais aussi le ministre lui-même .
C’est à ce niveau de responsabilité que le dispositif a été planifié: 3200 gendarmes , neuf hélicoptères , quatre véhicules blindés , quatre lanceurs d’eau et un peloton de 20 quads ont été mobilisés pour disperser une manifestation de 8000 participants ( 6000à 8000 selon les autorités, 30.000 d’après les organisateurs ) qui menaçait aucun bâtiment. Malheureusement, l’inspection demandée par l’actuel ministre de l’intérieur , Laurent Munez , ne pourra pas s’intéresser à la haute hiérarchie, car elle n ‘a pas la compétence .
Estimez-vous que, au delà des responsabilités individuelles , se pose un problème de culture professionnelle ?
Les déclarations des gendarmes publiées par « Médiapart et Libération » témoignent d’une transformation de la culture professionnelle des forces de l’ordre: elles ont épousé une logique d’escalade et de confrontation. depuis 2018, il n’y a jamais eu , en France , moins de 10.000 munitions de LBD et de grenades explosives tirées chaque année par la Police et la Gendarmerie, alors qu’il y an avait moins de 500 par an avant 2015. Le modèle de l’affrontement porté par une police française allergique à la désescalade et valorisé publiquement par les préfets de police successifs de Paris est en train de contaminer la gendarmerie.
Quand une doctrine de maintien de l’ordre minore, je ne dis pas « j’ignore « les droits humains, quand elle a pour pivot l’usage des armes, elle produit forcement des violences systémiques. C’est le cas à Sainte-Soline, mais également lors des manifestations contre la réforme des retraites en 2023, et pendant le mouvement des « gilets jaunes ». Le mot « systémique « donne des boutons aux ministres de l’intérieur, mais il est pertinent: lorsqu’on voit , grâce à ces vidéos, le comportement des gendarmes et leur encadrement sur le terrain, l’expression « violences policières systémiques « est plus appropriés .

Les mots vulgaires et agressifs prononcés par les gendarmes et leurs pratiques destinées à mutiler les manifestants sont le reflet direct des consignes données depuis des années aux polices françaises par les pouvoirs publics : elles génèrent peu à peu une culture professionnelle centrée sur l’usage des armes . Malheureusement, l’inspection demandée par l’actuel ministre de l’intérieur ne pourra pas s’interroger sur la culture policière française à moins qu’il adresse une demande explicite à une autre inspection, l’inspection générale de l’administration , située un étage au dessus ….
